Argument
CLINIQUE DU REGARD
Présentation du thème
Daniel Roy
La clinique du regard a une origine tout à fait humble dans notre champ. Sauf exceptions, qui seront à prendre en compte, elle n’a rien de spectaculaire. Elle est concomitante de l’entrée en analyse, au moment où, passant sur le divan, le patient, devenu analysant, ne peut plus se soutenir du regard de l’analyste, et où celui-ci se trouve hors du champ visuel de l’analysant.
Une coupure – Un désir
C’est de ce moment-là que surgit le regard comme objet séparé, séparé de l’échange de la relation spéculaire.
C’est ainsi que l’objet regard naît du désir de Freud, au moment où il invente le dispositif analytique, et que, pour chaque analyse, le désir de l’analyste intervient pour créer ce champ où le regard peut s’isoler comme objet séparé.
C’est ainsi que l’objet regard naît d’une soustraction, et, plus radicalement, d’une coupure.
Nous pourrons nous demander si cette double condition – un désir incarné en acte et la modalité irréversible de la coupure –, qui isole le regard comme objet dans notre champ, se retrouve dans d’autres champs : dans les théories esthétiques des philosophes et des historiens de l’art, dans la pratique artistique, dans la pratique amoureuse, etc.
Tache abjecte et brillance aveuglante
Pour revenir à notre champ, nous vérifions dans la cure cette manifestation du regard comme objet, chaque fois que l’analysant se voit faire tache dans le tableau, et souvent tache pas très nette, ou bien à l’inverse quand il se met à briller des mille feux d’une parole flamboyante pour éblouir, voire aveugler, le regard supposé de l’analyste. Ce mouvement est très présent dans la cure avec les enfants, où dessins, jeux, pantomimes, sont convoqués depuis le champ du visible pour combler la faille aperçue dans l’Autre, alors que l’enfant est à la tâche de s’y confronter. Mais anecdotes, récits colorés, intrigues raffinées, toutes portées par la voix dans la séance de sujets dits adultes n’ont pas moins pour fonction que de susciter la curiosité de l’Autre et saturer son attention, toutes deux filles de la pulsion selon Freud, pulsion scopique pour la curiosité [1], pulsion de savoir pour l’attention [2].
Quatre perspectives cliniques
L’effet retour de l’objet regard sur le corps parlant ouvre à notre étude quatre perspectives cliniques.
Toute une clinique de la restitution du regard au champ de l’Autre, qui vise à contrer l’effet de coupure, s’inaugure là, dans le transfert [3]. Cette clinique du regard de l’Autre, dont Lacan dit que « nous devons le concevoir comme s’intériorisant par un signe […]. Ein einziger Zug [4] », est la clinique de l’Idéal du moi, I(A), où le sujet peut se voir aimable ou haïssable, convenable ou inconvenant. Cette clinique est celle de la névrose, si on n’oublie pas qu’elle s’accompagne d’une clinique du regard dans le fantasme, où il se fixe comme objet de jouissance soustrait à l’Autre ou ajouté à l’Autre : Lacan convoque à cette place ces deux traits de perversion nommés voyeurisme et exhibitionnisme [5].
Ce nouage de la jouissance et de l’Autre que réalise ici l’objet regard est saisi de façon très explicite par Lacan dans « Télévision » à propos de Dante et Béatrice : « Un regard, celui de Béatrice, soit trois fois rien, un battement de paupières et le déchet exquis qui en résulte : et voilà surgi l’Autre que nous ne devons identifier qu’à sa jouissance à elle, celle que lui, Dante, ne peut satisfaire, puisque d’elle il ne peut avoir que ce regard, que cet objet, mais dont il nous énonce que Dieu la comble [6] ».
Nous aurons aussi à explorer une clinique du retour de l’objet regard sur le corps, le regard comme doublure de l’image spéculaire, qui la fait tenir ou au contraire la dépersonnalise, la marque, voire la déchire. Une autre question clinique vient à cette place : où situer le regard, et sa fonction, dans l’écriture du phénomène psychosomatique, mieux nommé par Lacan comme « faille épistémo-somatique » ?
Il y a aussi une clinique du retour de l’objet regard dans le réel, où il surgit comme réellement détaché du corps : « regards errants » du délire de surveillance, qui guettent le sujet au coin de chaque rue, de chaque rencontre – le texte de Freud « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique » [7] est là paradigmatique –, ou univers devenu tout entier regard, dont le sujet ne peut plus se soustraire – on se souviendra ici d’un dessin d’une patiente schizophrène présenté par le Pr Bobon, et évoqué par Lacan dans son Séminaire L’Angoisse [8] : un arbre dont le tronc est recouvert d’une série verticale d’yeux qui regardent, « avec une guirlande de signes dessinés qui forment une phrase correcte, la première depuis des années, phrase clé de son délire - Io sono sempre vista “Je suis toujours vue” [9] ».
Le regard comme substance jouissante qui s’ajoute au monde
Il est remarquable que ces deux derniers mouvements – retour du regard sur le corps et retour du regard dans le réel – s‘imposent aujourd’hui massivement hors de la cure analytique. Ils sont les vecteurs dans le corps social de la mise en fonction du regard comme pure substance jouissante détachée des corps vivants et qui les affectent en retour.
L’apparition du cinématographe et du kinétoscope au même moment sur le vieux continent européen et dans le Nouveau Monde, aux États-Unis, précède de peu la naissance sous la plume de Freud de la pulsion scopique qui, avec la pulsion de cruauté, « se font déjà sentir au cours de l’enfance en tant que tendances autonomes, d’abord distinctes de l’activité sexuelle érogène [10] ». Les perversions voyeurisme et exhibitionnisme sont de cette époque : comme le cinémascope, elles récupèrent cette « tendance autonome » du regard pour leur jouissance, par un dispositif complexe, qui convoquent d’autres corps pour produire du regard.
De même, la naissance du regard comme objet (a) dans l’enseignement de Lacan est du temps de la télévision, dispositif qui fait disparaître l’image projetée sur un écran au profit d’une image qui surgit de l’écran pour présenter au téléspectateur tout ce qui le regarde, et pour ne pas montrer ce qui ne le regarde pas… Lacan, dans le Séminaire xi [11], extrait le regard de ce piège bien plus redoutable que le tableau du peintre, qui, lui, n’existe pas sans le désir de l’artiste. En effet, ce piège n’est plus celui de la jouissance du pervers, mais celui du plus-de-jouir mis au service du « maître de demain », celui qui dit et montre ce qu’il convient de voir et d’entendre aujourd’hui.
Aujourd’hui, l’objet regard est dans notre poche, sous la forme du portable, du smartphone – dans la poche ou dans le sac, car une certaine différence se constate encore selon le genre, au moins chez les boomers. Pour les générations nouvelles, c’est plus simple : il est dans la main, inséparé du corps qui pourrait dire avec justesse : io sono sempre visto !
Aujourd’hui, les psychanalystes et les praticiens se trouvent confrontés à une nouvelle clinique du regard, une clinique du regard réel, sans écran, inséparé du corps imaginaire ; cette conjonction rendant l’Autre du signifiant précaire, ou confus, ou désordonné, ou plus radicalement étranger et persécuteur quand l’inséparé se révèle inséparable. C’est la clinique des adolescents du siècle et nous avons à en apprendre la logique avec eux, en prenant appui sur les quelques grains de sable que constituent les traits unaires qui leur font signe, à chacun un par un, et qui ainsi les distinguent et à partir desquels ils peuvent se distinguer. À nous de distinguer ces « traits unaires » dans la langue qui est la leur, de façon à y mettre notre grain de sel.
références
[1] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 121.
[2] Ibid., p. 123 et p. 137.
[3] Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir n°102, Navarin éditeur, Paris, 2019, p. 45-55.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, Le transfert, Paris, Seuil, p. 418.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre vi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, chap. xvi.
[6] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 526-527.
[7] Freud S., « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 90.
[9] Bobon J. « Leçon inaugurale (extraits) », Ornicar ? Revue du Champ freudien, n° 29, avril-juin 1984, Navarin éditeur, p. 162-165.
[10] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 119.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, chap. vi à ix, p. 65-109. (Du regard comme objet petit a)