Séductions
Neus Carbonell
Séduction : le regard, le voile et le néant
La séduction consiste à capter un regard. Un regard qui se porte sur ce qui est censé être là où il n’y a rien d’autre que le néant. Ainsi, dans la séduction, il y a le regard, ce qui manque et ce qui est voilé. Séduire, c’est faire regarder – ce qui n’est pas forcément la même chose que donner à voir. En effet, la séduction attire le regard vers le néant, pour susciter le désir et le tenir en haleine, du moins pour un moment. C’est pourquoi le temps joue son rôle dans la séduction.
Le féminin
Dans la séduction, le regard pointe vers ce qui est suggéré, vers ce que le voile cache. Pour Lacan, il existe une relation entre le voile, le phallus et la femme, telle qu’elle figure élégamment dans les fresques de la Villa des Mystères à Pompéi. Dans ces fresques, est représentée une femme qui s’apprête à soulever le voile qui cache le phallus lors des rites dionysiaques. Tout le mystère réside dans le fait qu’il n’y a rien derrière ou sous le voile. C’est généralement le début de tous les rites d’initiation : le mystère final du rite d’initiation est, qu’en fin de compte, il n’y a aucun mystère. Ainsi, sous le voile que la femme s’apprête à soulever, il n’y a rien d’autre que le néant, le néant de la castration ou de la mort. Lacan se réfère à cette fresque pour illustrer le rapport de la femme au « dévoilement du signifiant le plus caché [1] ». La femme, étant liée au manque, rend présente une transcendance.
Pour toutes ces raisons, on peut parler du rapport du féminin à la séduction. Après tout, la séduction plane sur un fond d’inexistence. En effet, elle suggère l’inexistence du féminin qui n’a pas de représentation. Ou, pour le dire autrement, le féminin n’a d’autre représentation que le voile même qui recouvre l’absence de représentation.
La scène de séduction
Dans les théories sexuelles infantiles de Freud, la scène de séduction joue un rôle décisif dans l’hystérie. Freud est arrivé à la conclusion que la scène de séduction décrite par les hystériques constituait un fantasme, et a ainsi découvert non seulement la sexualité infantile, mais aussi l’origine inconsciente de la sexualité humaine. Au-delà de la réalité ou de l’exactitude de la scène de séduction relatée – on sait que Freud n’y croyait plus tout à fait –, il s’agit de l’émergence traumatique de la question du désir et de la jouissance de l’Autre. Lacan le résume ainsi : « Chez l’hystérique, c’est une séduction subite, une intrusion, une irruption du sexuel dans la vie du sujet [2] ». Tout d’abord, la psychanalyse découvre la relation entre la séduction et le désir inconscient. La séduction opère dans la mesure où elle résonne dans le fantasme de chaque sujet.
En effet, ce n’est qu’à travers le rôle du désir que l’on peut comprendre le rapport étroit entre l’hystérie et la séduction. L’hystérique se situe sur la scène en tant que séductrice ou en tant que séduite. Elle se charge de provoquer le désir, mais seulement pour s’échapper au moment précis où elle devient elle-même l’objet de ce même désir. À d’autres moments, la séduction peut être une façon de démasquer le maître, de montrer son impuissance, ou même de se rendre maître du maître en étant séduite par lui.
Mais la séduction peut aussi être une demande d’amour de la femme : elle veut être désirée pour être aimée. Une stratégie que l’inexistence du rapport sexuel fait échouer. La séduction vient à la place de l’absence de rapport sexuel, de rapport entre les sexes. C’est une façon de croire à ce rapport qui ne peut s’inscrire dans le réel. Il n’y a rien qui lie un sujet à l’Autre dans le rapport sexuel, mais la stratégie de séduction met en avant cette croyance, ce présupposé qu’il y a un rapport sexuel, qu’il y a un savoir qui écrit la relation entre le sujet et l’objet.
Séduction masculine : Don Juan
Du côté masculin des êtres parlants, la séduction trouve son mythe dans Don Juan, l’homme qui pouvait séduire toutes les femmes. Une à une, il pouvait toutes les compter. Don Juan est l’homme à qui rien ne manque, qui n’a pas à assumer sa virilité par la castration. Il n’y a pas de femme qui pourrait incarner pour lui la castration. Selon Lacan, il est un fantasme féminin. En effet, Don Juan serait l’Autre absolu pour chaque femme.
La séduction à l’âge du consentement
La séduction est suspecte à l’âge du consentement. Y a-t-il une place pour la séduction à l’âge du #MeToo, où la séduction confine à l’abus, gommant ainsi la dimension inconsciente du désir ? Ce n’est pas tant qu’il existe une frontière ténue séparant la séduction de l’abus, mais plutôt que le désir inconscient entrave les finalités du consentement. Ainsi, l’hystérique trouve son alibi pour se dérober au moment de se faire l’objet du désir qu’elle a elle-même suscité : « mon corps m’appartient ».
De même, la prolifération des images sur les réseaux sociaux et dans les médias exacerbe le narcissisme du corps au point de transformer la séduction en une parodie d’elle-même. Les manuels sur la séduction la réduisent à une technique qui s’apprend. Lorsque la séduction est un comportement connu à l’avance, la dimension du néant et le voile disparaissent. En effet, quelle place pour la séduction si la fonction du voile n’opère pas ? Si le temps est éphémère ? Les images à l’écran offrent ce qu’elles montrent, et il suffit d’un clic pour l’obtenir.
Pour les hommes, le séducteur est hanté par le spectre de l’abuseur. Don Juan a perdu l’éclat du mythe : où est la limite permise au regard ? Quelle forme de séduction est permise aux parlêtres du côté homme à l’époque des nouvelles masculinités ?
La critique de l’hétéronormativité pourrait suggérer que le domaine de la séduction serait différent dans les paramètres du genre fluide. Bien que ce point mériterait d’être développé, je soutiens que ce qui a été dit jusqu’à présent ne changerait pas fondamentalement, car le fantasme inconscient continue d’insister au-delà du choix de l’objet, de la position sexuée et, bien sûr, du corps imaginaire. Mais cela reste à voir.
Une dernière question : quel type de séduction est en jeu à une époque où la loi est remplacée par la régulation normative, où un je transparent est censé régner sur l’opacité du parlêtre ? Voilà un champ de recherche pour la psychanalyse contemporaine.