Faire tache

Jean Luc Monnier

C’est une expression relativement courante en français qui a son équivalent en anglais : « stain in the picture ». Elle désigne le même éprouvé – car il s’agit d’un éprouvé – d’une sensation qui implique le corps au sens où, comme le souligne Lacan dans « Joyce le sinthome », le corps, « ça se sent »[1].

Pensons par exemple quand nous rencontrons par hasard au détour de l’allée d’un grand magasin notre image dans un miroir que nous n’avions pas anticipé. Pendant un court instant s’éprouve alors une sensation d’étrangeté.

Pensons à ce qui arrive – cela n’arrive pas à tout le monde, mais tout de même – lorsque l’on entre dans une réception où l’on ne connaît personne, dans un restaurant dont on n’a pas l’habitude, un bar, une salle de spectacle que l’on doit traverser ; on ne sait plus très bien ce qu’on fait, voire ce qu’on dit, certains trébuchent, se cognent à un coin de table...

Ce « faire tache », dont nous parlons, est parent de l’image, de l’image du corps qui paraît se densifier, se faire lourde, cernée de mille regards, ou d’un seul mais omnivoyeur[2] dont on éprouve tout à coup l’angoissante présence, « fixés » au centre d’un monde dont la circonférence est nulle part[3]. Plus encore, « faire tache », c’est le corps qui « s’échappe » de l’image qui d’ordinaire l’habille. Quand notre image surgit dans le miroir inattendu au détour de l’allée du grand magasin, c’est un corps qui tout à coup vient encombrer, étranger, énigmatique, tout l’espace qui nous est dévolu sans qu’on y pense.

Le sujet, ou plus exactement le parlêtre, est alors « absorbé » par son corps, « ce qu’il y a de plus moi-même dans l’extérieur »[4], par son corps condensé en un objet que Lacan appelle l’objet petit a. C’est-à-dire cet objet qui doit nécessairement être extrait par l’opération symbolique (vidé de libido) pour que notre monde soit un monde stable et vivable selon le principe de plaisir. En effet, si ce n’est pas le cas, si l’objet n’est pas séparé et remis à l’Autre qui s’en fait le dépositaire, la réalité que le sujet produit est une réalité capricieuse, mouvante, voire hostile. Pensez au sujet paranoïaque toujours menacé, rempardé, au sujet schizophrène en permanence touché dans son corps qui s’échappe en permanence. Mais pensez aussi au sujet obsessionnel, qui dans son fantasme mais aussi en « vrai », cascadeur, prend parfois des risques fous pour se faire applaudir par un Autre qui n’est que sa propre créature ; cet obsessionnel dont Lacan dit qu’« il est particulièrement difficile, […], de […] l’arracher à cette emprise du regard »[5] ; l’obsessionnel qui souvent dans le secret de ses pensées mortifères, au spectacle de son propre enterrement, compte le nombre et la qualité des personnes qui y assistent. Mais pensez aussi au sujet hystérique « foudroyé » par le regard de son père lors d’une relation sexuelle, ou « fasciné » par l’exhibitionniste croisé au hasard d’une rue ou d’un parc.

C’est ainsi que « faire tache » se trouve alors à la jonction des deux perspectives cliniques que nous propose Daniel Roy dans sa présentation du congrès : le retour de l’objet regard sur le corps et le retour de l’objet regard dans le réel.

Et bien sûr pensez aussi à la petite scène que Lacan rapporte dans le Séminaire XI – Petit Jean, le pécheur et sa boîte de sardines[6]. Petite scène dont Jacques-Alain Miller fait un commentaire lumineux. Je cite son cours[7] : « Il [Lacan] est en mer, avec petit Jean. Petit-Jean lui montre une boîte de conserve, et il lui dit : Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! […] Lui [Petit-Jean] trouvait ça drôle, moi je ne trouvais pas ça si drôle que ça. Il analyse, cette boîte me regarde au niveau du point lumineux, au niveau où je centre mon regard sur elle, c’est le point lumineux qui est lui-même à me regarder, et à ce moment-là je m’aperçois que je fais tache, que je suis le personnage ridicule dans ce décor breton. […] Et il est saisi par le fait qu’alors il est de trop. […]. Et au fond, quand il dit : Pas si drôle que ça, c’est un moment d’angoisse, appelons-le par son nom : je ne sais pas ce que je suis dans le désir de l’Autre. »

Car « faire tache » ne va pas sans angoisse, même si nous n’en avons pas l’immédiate conscience ; « faire tache », c’est l’image qui dans une certaine mesure laisse le corps à nu.

Les patients parlent régulièrement de cet embarras, pour reprendre un terme que Lacan utilise dans le Séminaire L’Angoisse, dans la première leçon du 14 novembre 1962, qui s’éprouvent tout à coup tels des étrangers encombrants dans un monde fait de regards dont ils sont l’objet.

« Faire tache » c’est abolir la coupure entre le sujet barré et l’objet, en l’occurrence l’objet regard. C’est un surgissement pulsionnel qui envahit l’être du sujet et d’une certaine manière le réduit à une pure existence[8]. Le sujet se trouve réduit à sa propre cause, à ce qui lui est le plus étranger : extime, selon le mot de Lacan. Dans le Séminaire XI, Lacan précise – Jacques-Alain Miller ne reprend pas le terme dans son commentaire – qu’il faisait « tableau », et, même, qu’il « faisait tache dans le tableau ». C’est-à-dire que le sujet « qui fait tache » fait dans le même mouvement du monde qui l’entoure, un tableau dans lequel il se retrouve, angoissé d’être réduit à un regard, sans image, réduit à un point de réel, voire à un point réel.

Ce tableau, dont il se fait à la fois l’élément le plus central, éclairé de mille feux, et la substance la plus hétérogène, s’est constitué comme un écran opaque, infranchissable[9], sur lequel se projette le désir énigmatique de la tache à laquelle le sujet s’est réduit.

Références

[1] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1973, p. 71.

[3] Hermès Trismégiste, Liber XXIV, proposition reprise par de nombreux philosophes dont Nicolas de Cues et Blaise Pascal, cf. article d’Emmanuel Falque https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2014-1-page-37.htm#no80

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. III, 6 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 juin 2004, inédit.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 18.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., p. 89.

[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8. Cours du 14/06/2000, inédit.

[8] Je me réfère ici aux concepts d’être et d’existence que Jacques-Alain Miller développe dans son cours de 2011. « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 89.