La façon de voir
Claudia Iddan
« Pour moi, la photographie est un art de l’observation.
Il s’agit de trouver quelque chose d’intéressant dans un endroit ordinaire […]
J’ai trouvé que cela a peu à voir avec les choses que vous voyez
et tout à voir avec la façon dont vous les voyez. »
Elliott Erwitt
À travers sa façon de voir, le photographe cherche à dévoiler ce que l’image cache en elle-même. Il en va de même pour l’appréhension d’un lieu ordinaire, dès lors qu’on le transforme, dirai-je selon l’expression de Walter Benjamin [1], en une « image dialectique ». Cette image sert d’outil de lecture pour repérer dans ce qui nous entoure, dans une situation vécue, au-delà de ce que nous voyons, son aspect le plus intime. L’accent est mis ici sur la façon de voir, c’est-à-dire sur la lecture effectuée.
Laure Naveau dans son excellent texte « Beauté et pudeur [2] » a mis en relief la relation existante entre l’éthique et l’esthétique, couplée au « bien dire » en général et, plus particulièrement, aux atrocités de la guerre. « Ce qui ne peut ni ne doit être vu est exposé […] dans une jouissance de la transgression jusque-là inédite. » Il n’y a « pas d’esthétique dans la guerre », dit-elle. La place des images lors d’une guerre et leur capture visuelle occupent en effet le premier plan. Elles appellent, en conséquence et de manière nécessaire, l’intervention d’un bien dire. Et voiler « ce qui ne peut ni ne doit être vu » constitue l’une des manières d’assumer une responsabilité quant au dire. Cette responsabilité est également celle du psychanalyste tant au niveau de sa pratique qu’au niveau social, et ce plus particulièrement en temps de crise.
Le bien dire implique donc une façon de voir, couplée à l’adoption d’une position éthique bien évidemment : là où le regard est impliqué, il s’agit de veiller à séparer l’obscène ou l’abject de ce qui est désirable – les droits civiques, par exemple. Cette frontière entre l’obscène et le désirable s’établit par la voie de l’interprétation-parole et de l’acte en présence, ceci afin de casser et de déjouer la capture fascinante des images.
Mais, quand on évoque les atrocités d’une guerre, il arrive, à l’inverse, plutôt que de les couvrir d’un voile symbolique, qu’on les nie jusqu’à même effacer l’image de l’irruption du réel. De quoi s’agit-il ? Est-ce une sorte d’hallucination négative ou une dénégation radicale ? Je pencherai plutôt pour la dénégation, dans la mesure où celle-ci est intimement associée à la destruction, à la pulsion de mort qui élide l’image, tout en répondant par ailleurs, elle aussi, à une façon de voir évidemment. La position idéologique du négationnisme en est un exemple clair, elle se base sur le mécanisme de la dénégation : fake news, soit « cela ne s’est pas passé ! »
L’expérience même de Freud sur l’Acropole, et son angoisse à aller au-delà du père, peuvent nous aider à considérer le négationnisme comme l’inverse justement de la position freudienne. Freud se pose des questions, il est angoissé. Dans le négationnisme, il n’y a pas de question, pas d’angoisse, seulement un terrorisme caché. Il ne s’agit que d’une manière masquée d’aller au-delà du père et d’une hypnotisation sous le Un d’une cosmovision qui nie la brutale transgression qui a lieu. Cette élision, qui masque l’irruption d’un réel, ne serait-elle qu’une version différente du sacrifice silencieux aux Dieux Obscurs ? Quelle est la responsabilité du psychanalyste vis-à-vis de cette manière de voir ? Il me semble que, parmi les différentes positions possibles, celle qui consiste à garder le silence représente sans doute le pire et est, de surcroît, contraire à la position de l’hérétique que Lacan propose.
Références
[1] Benjamin W., Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des Passages, Paris: Les Éditions du Cerf, 2006, p. 478.
[2] Naveau L., « Beauté et pudeur », consultable sur le site de la NLS : https://www.nlscongress2024.amp-nls.org/blogposts/beaut-pudeur-naveau