La schize de l’œil et du regard
Dossia Avdelidi
Lacan, dans le Séminaire xi, lie le regard avec l’Autre et le désir et avance qu’au niveau scopique nous ne sommes pas au niveau de la demande mais du désir de l’Autre. Ainsi, il affirme : « Si on ne met pas en valeur la dialectique du désir, on ne comprend pas pourquoi le regard d’autrui désorganiserait le champ de la perception. C’est que le sujet en cause n’est pas celui de la conscience réflexive, mais celui du désir » [1]. Quand on parle du regard en tant qu’objet a, ce regard n’est pas le regard du sujet. C’est foncièrement le regard de l’Autre.
Lacan différencie le regard de la vision. C’est ce qu’il appelle la schize de l’œil et du regard. Le regard ne se réduit pas au simple fait de la vision. « Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé – c’est ça qui s’appelle le regard [2] », dit-il. Le regard échappe à la vision qui s’imagine consciente. Lacan dit même que le regard est l’envers de la conscience. Le regard est insaisissable, il est, plus que tout autre objet, méconnu. « D’une façon générale, le rapport du regard à ce qu’on veut voir est un rapport de leurre. Le sujet se présente comme autre qu’il n’est, et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir. C’est par là que l’œil peut fonctionner comme objet a, c’est-à-dire au niveau du manque (-φ) [3] ». La vision, comme il le formule, « s’ordonne sous un mode qu’on peut appeler en général la fonction des images [4] ».
Le regard est ce qui fait que le sujet est regardé. J.-A. Miller conserve le terme de vision pour désigner une certaine réciprocité intersubjective et réserve le terme de regard pour qualifier cet objet qui surgit dans le champ de l’Autre [5]. Dans un texte de 1994, il affirme : « En effet, dans la mesure même où la relation spéculaire du “je me vois me voir” supporte les identifications imaginaires – et, au fond, le miroir est là pour matérialiser l’image –, elle dissimule la distinction à faire de la vision et du regard. De la vision comme fonction de l’organe de la vue, et du regard, son objet immanent, où s’inscrit le désir du sujet, et qui n’est pas organe – ni fonction d’aucune biologie [6] ».
Le regard n’est pas la réponse perceptive du sujet au perçu. Il inclut le sujet en tant qu’être regardé. Ainsi, « le voyant n’est pas un pur sujet de la vision, sa définition ne s’épuise pas dans la propriété de voir, mais il est lui-même plongé, immergé dans le visible par son corps [7] », précise Miller. Nous sommes des êtres regardés dans le spectacle du monde, qui apparaît comme omnivoyeur [8]. Lacan place le regard en-dehors du champ scopique. Le sujet est regardé, c’est-à-dire : il est tableau. « Dans le champ scopique, tout s’articule entre deux termes qui jouent de façon antinomique – du côté des choses il y a le regard, c’est-à-dire les choses me regardent, et cependant je les vois [9] ».
Références
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 83.
[2] Ibid., p. 70.
[3] Ibid., p. 96.
[4] Ibid., p. 81.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 31 mai 1995, inédit.
[6] Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n° 54, juin 1994, p. 48.
[7] Miller J.-A., « D'un regard, l'étrangeté », (1995), La cause du désir, no 102, 2019, p. 46.
[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op.cit., p. 71.
[9] Ibid., p. 100.