Le corps et ses parures

Nathalie Laceur

Le culte du corps

Ce thème du corps et de ce qui le pare peut surprendre. La psychanalyse ne donne-t-elle pas la priorité à ce qui se dit plutôt qu’à ce qui se voit, de telle sorte qu’elle n’hésite pas à proposer au patient de s’allonger sur le divan ? N’est-ce pas Lacan lui-même qui, après s’être intéressé au début de son enseignement à la jubilation de l’infans voyant son image spéculaire, a déplacé l’attention vers la satisfaction symbolique ressortant au rapport du sujet avec le grand Autre ?

Oui, et pourtant… dans son dernier enseignement, Lacan semble revenir à ses premières amours. En 1972, il accentue que l’accoutrement est bien essentiel à l’homme et non pas accessoire comme l’expression l’habit ne fait pas le moine veut nous le faire croire. Il pose même que « l’habit aime le moine [1] ». Un peu plus tard, en 1974, il se demande pourquoi l’homme est si inféodé à son image, et répond en évoquant son stade de miroir, soulignant qu’il ne s’agissait pas là d’un prélude : « Que l’homme aime tellement à regarder son image, voilà, il n’y a qu’à dire – C’est comme ça. » [2]

Aujourd’hui, 50 ans plus tard, le narcissisme triomphe toujours – les médias sociaux en témoignent. On y partage volontiers des images de soi-même, refaçonnées s’il le faut, tout en étant soucieux de ce qui les pare, du décor, etc.

 

La prévalence du champ scopique

Si Lacan dans son dernier enseignement rend sa dignité à l’imaginaire, comme nous le montre Jacques-Alain Miller, ce n’est pas sans avoir critiqué sa réduction au spéculaire. [3] Quand il évoque la satisfaction narcissique dans son Séminaire XI, il attire l’attention sur ce qui est élidé dans la visibilité et la vision qui y répond, notamment l’objet regard. Le champ de la réalité perceptive ne tient sa consistance et n’engendre de la satisfaction, voire de la complaisance, qu’à la condition que cet objet a, part indicible et singulière de chacun, son être de jouissance, son être regardé, en soit extrait. Cette élision qui fait le sujet manque-à-être, permet d’oublier qu’avant de pouvoir se contempler, nous sommes d’abord regardés [4]. La prévalence du champ scopique pour l’être parlant tient donc au fait que « dans ce champ on ne perçoit pas, on ne sent pas, on ne voit pas, on n’expérimente pas la perte de l’objet petit a [5] ».

 

Jouer des masques 

Si le secret du champ visuel est donc la castration, comme le note J.-A. Miller, l’image du corps traduit la relation que le sujet entretient avec elle [6]. Donnons quelques exemples. Il y a la mascarade par laquelle la femme cherchant à être l’objet du désir d’un homme convertit le manque d’objet en être, en paraître le phallus. Pensons aussi à la fonction de l’image du corps chez l’hystérique comme réponse à un manque de signifiant représentatif dans l’Autre. Il ne s’agit pas alors pour elle de faire exister le rien comme le fait la femme phallus, mais plutôt de boucher la faille en se faisant « représenter dans l’Autre par l’image de son corps propre, de telle manière que cette image et sa manipulation fonctionnent comme un message à l’Autre, et, à la fois, dépendent du message reçu de l’Autre [7] ». Enfin, évoquons les obsessionnels qui soignent leur image du corps d’une façon extrême pour en faire l’égal du signifiant auquel ils veulent se réduire.

Ces quelques exemples illustrent à quel point la dialectique de l’œil et du regard est le domaine du leurre [8]. Ce que montre le sujet du désir comme manque-à-être peut nourrir l’appétit de l’œil de celui qui regarde, mais ce qu’il donne à voir est toujours distinct de son être caché [9]. C’est ici que Lacan évoque la fonction de l’écran permettant au sujet de savoir jouer du masque comme étant ce au-delà de quoi il y a le regard. L’écran est donc le lieu de la médiation entre le sujet et son être de jouissance [10].

 

Beauté et horreur

Ce qu’il y a sous l’habit, et que nous appelons le corps, n’est qu’un reste, ce qui du sujet est le déchet fondamental. Et c’est ce reste, cet objet perdu, caché, qui fait tenir l’image [11]. Or, pour le sujet psychotique, jouer de la fonction de l’écran peut être compliqué, voire impossible parce que le corps est parfois trop étrange pour pouvoir s’y dissimuler.

Lucie, 15 ans, avec son sourire radieux, son maquillage soigné, ses tenues bien choisies et souvent confectionnées par elle-même, est un régal pour les yeux. Sa chambre en institution, qu’elle aime montrer, est décorée avec autant de goût que de soin. Lorsqu’on lui demande comment elle va, elle répond invariablement « formidable », tout en glissant parfois dans les mains des intervenants des bouts de papier, dépôts de pensées morbides qui la traversent la nuit tombée. « Le soir, quand je me retrouve seule dans ma chambre, je me mets à penser dès que j’enlève mon masque », dit-elle. À l’extinction des feux, dépouillée de ses parures et loin des autres dont elle nourrit l’appétit de l’œil, c’est sans médiation qu’elle est confrontée à sa « vacuité », à « l’indicible de cette nudité » – termes que nous empruntons à Lacan lorsqu’il commente l’expérience énigmatique de Lol V. Stein [12]. C’est que l’image à laquelle Lucie s’identifie et qu’elle donne à voir, son masque comme elle dit, est son corps. Elle n’a pas d’autre corps que ce qu’elle est comme image [13]. Avec sa beauté, dernier rempart avant l’horreur, elle tente de domestiquer le regard de l’Autre, mais une fois ce masque enlevé, ce regard apparaît à ciel ouvert la renvoyant à son être de déchet. Les cicatrices de coupures sur ce corps qui ne lui appartient pas témoignent de ce dont elle essaie de se séparer.

 

Parures et singularité

Les parures du corps peuvent cacher le plus singulier de chacun ou… le manifester avec éclat ! Impossible de ne pas évoquer ici les parures de Lacan : les cigares tordus, le nœud papillon, la chemise Mao faite sur mesure, les vestes bariolées, etc. J.-A. Miller s’y réfère dans sa Vie de Lacan montrant Lacan animé par un désir de « déviance », lequel se révélait dans son refus de la norme et de passer inaperçu. Si Lacan était « un original vestimentaire », c’est qu’il y avait chez lui « une attitude primordiale de ne pas se fondre dans le paysage mais d’y faire tache », qui non seulement marquait son enseignement mais inspirait jusqu’aux petites choses, comme ses parures [14].


Références

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 12.

[2] Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 22.

[3] Cf. Miller J.-A., « L’image Reine », La Cause du Désir, n° 94, octobre 2016, p. 26.

[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 71.

[5] Miller J.-A., « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, n° 69, 2008, p. 121.

[6] Cf. Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, n° 68, 2008/1, p. 100.

[7] Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », op. cit., p. 99.

[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, op. cit., p. 94.

[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, op. cit., p. 99 & 105.

[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, op. cit., p. 99.

[11] Cf. Lacan, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 12.

[12] Cf. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » (1965), Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2001, p. 135 & 193.

[13] Voir aussi le commentaire de J.-A. Miller sur Lol V. Stein dans son cours « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14/6/2000, inédit. Aussi in Marret-Maleval, S. (s/dir.), Duras avec Lacan, Paris, Éd. Michèle, 2020, p. 61-81.

[14] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 10/2/2010, inédit.