La schize de l’œil et du regard, un prolongement du stade du miroir
Bernard Seynhaeve
Jacques-Alain Miller fait remarquer que les leçons du Séminaire XI, consacré aux Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, sont couplées par paires. Une partie regroupe les deux premiers concepts : ceux de l’inconscient et de la répétition, une autre partie regroupe les deux autres concepts, le transfert et la pulsion. Et entre ces deux parties, s’intercale tout à coup une partie sur le regard comme objet petit a. Quelle en est la raison ? Il se fait qu’à ce moment du Séminaire, Lacan apprend la sortie posthume du livre de son ami Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, qui tombe à point nommé, et auquel il rend hommage. Cet ouvrage de Merleau-Ponty paraît précisément alors que Lacan vient, dans ses leçons précédentes, de mettre l’accent sur la répétition, sur la différence à faire entre tuché et automaton, entre hasard et contingence. « Ce n’est point ici, dit-il, simple hasard – rapporté à l’ordre du pur tychique – si c’est cette semaine que vient à votre portée par sa parution le livre, posthume, de notre ami Maurice Merleau-Ponty sur Le Visible et l’invisible. [1] »
Au début du XXe siècle, en 1945, Merleau-Ponty rapportait sa Phénoménologie de la perception à la régulation de la forme, à laquelle préside, non pas l’œil du sujet, mais toute son attente, dit Lacan. L’idée de la Phénoménologie de la perception, c’est que toute forme visible dans le monde adhère à la prégnance du corps. « L’accès au monde à ce qui est là n’est pas possible sans l’écran de ma présence au monde dans la forme du corps. Le sujet ne trouve les objets qu’à travers […] son corps, dont l’image, prégnance de la forme, est à la fois médium et obstacle. [2] »
Pour Lacan, par contre, dans son Séminaire XI, « ce qu’il s’agit de cerner […] c’est la préexistence d’un regard – je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. [Et] ce voir à quoi je suis soumis d’une façon originelle – sans doute est-ce là ce qui doit nous mener à l’ambition de cette œuvre [posthume de Merleau-Ponty], à ce retournement ontologique, dont les assises seraient à trouver dans une plus primitive institution de la forme. [3] »
Lacan fait donc valoir, concernant l’objet a, la schize de l’œil et du regard : d’un côté, voir, la vision ; de l’autre, le regard, être regardé. Et, il le souligne, la pointe de Le Visible et l’invisible, c’est que nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. « Ce qui nous fait conscience, nous institue du même coup comme speculum mundi. N’y a-t-il pas, ajoute-t-il, de la satisfaction à être sous ce regard […] ? » « Ce côté omnivoyeur se pointe [d’ailleurs dit-il encore] dans la satisfaction d’une femme à se savoir regardée, à condition qu’on ne le lui montre pas. [4] »
Par ailleurs, cette schize de l’œil et du regard – d’un côté, la vision, de l’autre le regard préexistant dans l’Autre, dans le monde – est ce qui préside au stade du miroir. En effet, pour avoir un corps, un corps en tant que forme, il faut le reconnaître comme soi, se voir dans le miroir et pouvoir se dire « c’est moi ». Mais pour se reconnaître dans le miroir, il faut préalablement être vu par l’Autre et il faut que l’Autre identifie l’enfant à son image, que l’Autre le nomme : « c’est toi ». Dans ce Séminaire XI, avec la schize de l’œil et du regard, Lacan prolonge ainsi son stade du miroir.
Références
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 68.
[2] Laurent É., « Semblants et sinthome », Quarto, no 97, avril 2010, p. 11.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux, op. cit., p. 69.
[4] Ibid., p. 71.